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Jeanne Bouvier, syndicaliste au service d'un féminisme social

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24 mai 2021

Issue d'un milieu très pauvre, jeune militante féministe, syndicaliste, élue représentante et écrivaine, Jeanne Bouvier a traversé le changement de siècle en mêlant ses mandats aux combats sociaux de l'époque. Elle est l’une des rares - qui plus est d'extraction populaire - à avoir laissé un témoignage sincère et spontané dans ses Mémoires, qui résonnent aujourd'hui comme le “marmonnement d’un monde” en plein mouvement.

Melle Jeanne Bouvier, secrétaire (chemiserie) : [photographie de presse] / Agence Meurisse

C’est dans un petit village de l’Isère, Salaise-sur-Sanne, situé dans la vallée du Rhône que Jeanne Bouvier voit le jour le 11 février 1865. Son père, Marcel Bouvier est homme d’équipe à la station de Salaise et sa mère Marie-Louise Grenouiller est ménagère. “L’argent était rare à la maison (58)”, indique-t-elle dans ses Mémoires ou 59 années d'activités industrielles, sociales et intellectuelles d'une ouvrière 1876-1935publiés en 1936.

Symptôme de leur situation matérielle, elle se rappelle d'un jour où dans l’incapacité de payer leur loyer, le propriétaire fit saisir ce qui leur restait de meuble : “Nous n’avions pourtant commis aucun délit, nous étions seulement pauvres, très pauvres (58)”. Elle passe ainsi du "délit de pauvreté" à l'usine d'un moulinage de soie, à l'âge de 11 ans seulement. Treize heures de présence quotidienne pour cinquante centimes de salaire journalier.

Pas de syndicalisme sans féminisme 

Elle raconte alors être tentée par le suicide à… 12 ans. Emigrant vers Paris en 1879, elle multiplie les expériences comme domestique dans des maisons de petits boutiquiers avant d’entrer dans la couture qui devient son métier. Elle raconte être restée de “huit heures du matin au lendemain soir cinq heures, soit trente trois heures sur son tabouret (88)”.

Madame Norat, une ardente féministe et lectrice assidue de La Fronde - quotidien féministe fondé par Marguerite Durand - chez qui Jeanne fait essayer des robes, lui dit un jour :

Je suis étonnée qu'une femme intelligente comme vous ne se fasse pas inscrire au syndicat de sa profession. A la Bourse du travail il y a le syndicat des couturières, lingères et parties similaires. Je vois souvent dans La Fronde des notes sur ce syndicat

Portrait de Marguerite Durand (Agence Rol), 1910

C'est ainsi que Jeanne Bouvier découvre simultanément, le syndicalisme et le féminisme. "Chaque essayage était une leçon de féminisme (101)", confie-t-elle. D'abord intimidée, Jeanne, devant l'insistance de sa maîtresse, finit par se rendre à la Bourse du Travail et s'inscrit au syndicat des couturières-lingères. Madame Norat enfonce le clou de l'engagement de la nouvelle syndiquée : "Seulement, cela ne suffit pas ; il faudra vous occuper de questions sociales se rattachant au travail des femmes, elles ont tant de choses à réclamer ; leurs droits sont constamment violés. Les hommes sont si injustes à leur égard. Il faut, maintenant que vous êtes syndiquée, devenir une adhérente active (102)".

Dont acte. Jeanne consacrera la majeure partie de sa vie à ces deux engagements, qu'elle ne cessera de mêler intimement. Mais en attendant, c'est l'initiation : "Quels droits? Je ne comprenais pas (103)", confesse-t-elle. Elle suit alors activement les réunions de commissions de la Bourse du travail et rentre chez elle en fredonnant l'Internationale.

Je compris alors, dès 1899, que le féminisme est un tout : si telle question n’intéresse qu’une catégorie de femmes, la solidarité doit exister pour obtenir les améliorations qui seront utiles à toutes ; le droit de vote est indispensable pour faire cesser ces anomalies (244).

"500 000 travailleurs acclament le socialisme"  

Elle participe à la manifestation du 19 novembre 1899, place de la Nation pour l'inauguration du monument de Jules Dalou, Le triomphe de la RépubliqueSans bannière, ni drapeau, Jeanne confectionne néanmoins avec ses camarades du syndicat une pancarte "Bourse du travail, syndicat des couturières-lingères" qu'elle brandit fièrement.

La Petite République, 21 novembre 1899

Elle suit avec application les réunions de la Bourse du travail, le soir après sa journée de travail, reçoit avec circonspection la brochure d’Aristide Briand “La grève générale et la Révolution” . “J’avoue que je ne comprenais pas comment on pouvait changer la face du monde par une cessation générale du travail. Je me disais que je n’étais sans doute pas assez intelligente pour comprendre des questions aussi élevées (109)".

Ce qui ne l'empêche pas de s’enthousiasmer pour un appel aux femmes lancé par la Voix du Peuple, le 1er décembre 1900 :

Voix du peuple, soleil levant du prolétariat, salut à toi, en qui nous mettons tout notre espoir pour l'émancipation des travailleurs (...) La femme seule peut hâter nos pas en avant.

A cette époque, dit-elle, "ma vie est intimement liée à l'organisation syndicale, je ne pense et n'agit que par elle (110)".  Le 28 septembre 1901, elle commence sa longue carrière de représentante puisqu’elle est élue aux conseils du travail, dans la 2e section, celle regroupant la chapellerie, la lingerie et la mode. Deux ans plus tard, le 27 juin 1903, sa candidature est présentée par la chambre syndicale des ouvrières couturières, lingères afin de participer aux prochaines élections du Conseil supérieur du travail.

Pour les ouvrières à domicile

S'il y a bien un sujet sur lequel, elle n'aura jamais ménagé sa peine, ni sa tenacité, c'est celui des travailleuses à domicile. Peut-être en raison de ses expériences, souvent malheureuses, dans diverses maisons de bonnes, peut-être aussi, nous dit-elle, car la France est "la nation qui emploie le plus de travailleuses à domicile (149)" et qu'il faut mettre fin à leur exploitation.

Après deux congrès internationaux sur le travail à domicile, à Bruxelles en 1910 et à Zurich en 1912, durant lesquels, nous dit-elle, "les séances furent très instructives", elle prend elle-même la parole lors d'un meeting aux Sociétés savantes. L'Humanité du 3 décembre 1913 rend compte en ces termes de son intervention :

Jeanne Bouvier fait de suggestives comparaisons entre les gains énormes que font les grands magasins, les riches entrepreneurs, et les salaires de famines qu'ils paient à leurs ouvrières, sans défense, parce que travaillant à domicile

Dans la foulée, elle cosigne une note avec Gabrielle Duchêne et Louise Compain à l'adresse de Madame Jules Siegfried, présidente du Conseil national des femmes françaises contre le chômage des ouvrières à domicile. C'est ainsi qu'on la retrouve comme oratrice d'un grand meeting "Pour les ouvrières à domicile", organisé sous la présidence de Madame Jules Siegfried.

De ces discussions et des travaux du Conseil national supérieur du travail, naît un texte de loi soumis au Parlement, et qui "passablement amendé" par la commission du travail, donne lieu à la loi du 10 juillet 1915 sur le travail à domicile. Cette loi pose un principe : celui du minimum de salaire pour les ouvrières à domicile, et par l'intermédiaire de son article 33, la possibilité pour celles-ci de recourir aux syndicats ou à des associations pour faire respecter leurs droits.

L'Humanité, 20 novembre 1913

En novembre 1923 encore, et jusqu'à la fin de la décennie, on la retrouve aux Assises du Congrès national des femmes françaises à Lyon, où elle poursuit inlassablement sa défense des travailleuses à domicile. Selon la Revue féministe du Sud-Ouest, elle y parle "avec éloquence des misères de l'ouvrière à domicile". Cet engagement ne cessera qu'avec la fin de ses activités syndicales.

Les relations compliquées avec la CGT

Au début de l'année 1916, Jeanne Bouvier, intègre pour la CGT, le comité départemental de salaires de la Seine “chargé d’établir le minimum de salaire au temps applicable aux travaux effectués par les ouvrières à domicile dans les industries du vêtement".

À la CGT, où les femmes syndicalistes sont encore peu nombreuses, Jeanne Bouvier constate que "les syndicalistes revenus de la guerre sont aussi sectaires que leurs devanciers (136)" vis-à-vis des femmes et des syndicats féminins et elle déplore que le Comité du travail féminin qu’elle avait contribué à mettre sur pied “tombe en sommeil pour ne plus jamais se réveiller”.
 

13/5/20, meeting de la CGT au Pré-SAint-Gervais : [Photographe de presse] / [Agence Roll]

Bien qu’engagée sur tous les fronts qui concernent les ouvrières couturières-lingères, Jeanne Bouvier peine à se faire une place au sein des instances de direction de la jeune Confédération générale du travail, créée en 1895. Le 15 janvier 1919, elle se présente à l’élection de la commission exécutive de l’Union des syndicats CGT de la Seine. Elle échoue, ne recueillant que 15 voix sur 104 votants. Même désaveu le 17 décembre 1920.

Elle représente pourtant la CGT - en compagnie de Léon Jouhaux - à la première Conférence du travail, convoquée sous les auspices de la toute nouvelle Société des nations qui se tient à Washington, à l’Automne 1919. Dans la continuité, elle est choisie pour participer à la rédaction d’une charte internationale du travail au sein de la commission travail.

Personnalité identifiée au sein du syndicat, elle exhorte les femmes en une de L’Humanité, le 1er août 1920, à défendre la journée de huit heures, lors de la procession au Pré Saint Gervais, "contre le militarisme et pour le désarmement de la France" :

Femmes! Qui depuis 1914 avaient pénétré dans tous les branches de l'industrie et du commerce, vous savez quel bien vous apporte la journée de huit heures, vous ne permettrez pas qu'une réforme gagnée de haute lutte par le prolétariat organisé ne vous soit ravie

Au XXIIIe congrès de la CGT, du 30 janvier au 2 février 1923, poursuivant son engagement de toujours, elle interpelle vertement ses camarades :

Nous n'avons rien fait pour les femmes, nous les laissons dehors, nous ne savons pas les attirer à nous (...) Il m'est pénible d'être obligé de vous le rappeler mais nous poursuivons l'action réactionnaire de 1830: faire de la femme un être inférieur et la laisser en dehors de toute l'action.

 

Appel Aux Femmes Françaises Avril de Sainte-Croix, Eugénie (1855-1939).1918

Peu de temps après, elle n’est pas réélue à la commission administrative de la CGT. Une décision qui inaugure une série d'évictions de plusieurs instances de la centrale syndicale et surtout de son poste, rétribué, de secrétaire de la commission administrative de la Bourse du travail, en avril 1922, alors qu'elle avait été élue à peine un an plus tôt. Amère du traitement réservé à "une camarade âgée de 57 ans, syndiquée depuis 24 ans (138)", Jeanne soutient, dans ses Mémoires, que ces mesures sont à mettre sur le compte d’un différend avec le secrétaire général, Léon Jouhaux, qui a éclaté au retour de la conférence de Washington.

Une oeuvre sociale

“Lorsque les années de guerre furent terminées, il y eut comme un grand bouleversement dans la vie et les habitudes. On se trouvait en présence d’un véritable dédale. (...) On ne savait pas au juste comment orienter sa propre vie. J’en étais là (183)". Alors qu'elle escomptait pouvoir s'acheter une maison et se reposer dans son "petit village", les prix ont augmenté et là voilà à nouveau "sur le pavé", suite à sa révocation, en proie à de nouvelles difficultés matérielles.

Elle se lance alors dans un intense travail intellectuel. Approchée pour collaborer à la Bibliothèque sociale des métiers, le grand projet de Georges Renard, elle mène les recherches sur les ouvrières lingères et se passionne pour leur histoire. Son manuscrit final est si étayé que Georges Renard considère qu'elle a écrit un livre à part entière : il sera publié sous le titre La lingerie et les lingères. Ses recherches l'amènent à lancer un second projet : un parallèle osé entre Léon Jouhaux  et Bartélémy Laffemas, valet de chambre du roi Henri IV et chef de sa "taillerie royale". L'ouvrage intitulé Deux époques, deux hommes est publié en juin 1927, un an et demi avant La lingerie et les lingères.

Histoire des dames employées dans les postes, télégraphes et téléphones de 1714 à 1929, Jeanne Bouvier. Les presses universitaires de France.1930

Puis viennent l’Histoire des dames employées dans les Postes, télégraphes et téléphones de 1714 à 1929 et surtout une monumentale oeuvre féministe, Les Femmes pendant la Révolution qui lui arrache ce cri du coeur :

Ô mes ancêtre, femmes de la Grande Révolution  avec quelle avidité et quelle admiration j’ai lu tout ce que l’histoire nous a légué sur votre valeur, votre énergie, votre dévouement pour que les armées de la République soient victorieuses ; vous m’apparaissez comme des géantes au milieu des désordres et de la barbarie des hommes

Durant ces années, elle travaille également à la rédaction de ses Mémoires : "C'est une française au rude tempéramement français. Elle est devenue écrivain, comme elle était devenue couturière, à force de constance et de bonne volonté", écrira Jean Lefranc, journaliste au Temps, à la parution, en 1936, de cette oeuvre qu'elle sous-titre non sans une certaine fierté : "59 années d'activité industrielle, sociale et intellectuelle d'une ouvrière".
Le 13 décembre 1935, elle abandonne sa dernière fonction publique non rétribuée, celle de membre du comité des salaires du département de la Seine.

A l’Automne de ma vie, je suis heureuse” (240), conclut-elle sobrement. Elle termine ses jours à la maison de retraite Galignani à Neuilly-sur-Seine et s'éteint le 2 février 1953.

Pour aller plus loin :

Les citations sans mention sont issues des Mémoires ou 59 années d'activités industrielles, sociales et intellectuelles d'une ouvrière 1876-1935(sont indiquées entre parenthèses les pages où se trouvent ces citations).

Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité
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Commentaires

Soumis par Lucky THIPHAINE le 08/06/2021

J'ai hâte de découvrir les écrits, les oeuvres de Jeanne que je ressens comme une soeur, comme moi-même issue d'une famille ouvrière pauvre et qui, seulement avec mon certtificat d'études primaires à 13 ans, suis devenue artiste peintre puis journaliste, syndiquée à 19 ans dans une entreprise masculine, puis élue Secrétaire nationale du MRAP, durant 10 années et m'être engagée dans de nombreux combats sociaux, féministes, écologistes, internationalistes... Si une longue vie m'est assurée, peut-être écrirai-je 3 vies de femmes.

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